Les Fauves et le Fauvisme, Jean Cassou, conservateur en Chef du Musée national d’Art Moderne

Jean Cassou

Dans les premières années du siècle, après que des créateurs aussi puissants que Seurat, Cézanne, Toulouse-Lautrec, Van Gogh, Gauguin ont achevé leur destin et prononcé leur parole, toutes sortes de voies s’ouvrent à la peinture. L’une d’elles sera le fauvisme.

‘L’esprit qui s’y engage, ne se veut que concentré sur les prestiges de la couleur. Les autres moyens que l’on peut choisir pour interpréter plastiquement le monde, lignes, figures géométriques, dessin, construction, ombres, lumières, etc, il les ignore.

Mais les couleurs! Elles seules sont l’objet de son attention et elles seules constituent son langage. Il ne veut avoir rapport qu’à elles, et ce rapport est physique en même temps qu’affectif, mystique même. Par conséquent elles sont devenues des créatures, elles sont devenues des personnes. Elles vivent par elles-mêmes, indépendamment des choses qu’à l’ordinaire et conventionnellement on pense qu’elles qualifient. Ainsi pense-t-on que le vert qualifie le feuillage: cela est de connaissance ordinaire et conventionnelle, cela est du ressort de ce que nous appelons la réalité. Mais l’esprit amoureux des couleurs sépare, abstrait le vert de toute réalité, ne considère plus que le vert, le vert sans feuillage, le vert par, une pâte jaillie du tube et qui se répand sur la toile sans autre souci que d’être le vert. Et, comme telle, d’entrer en dialogue avec une autre couleur pure, disons le rouge. Et le rouge est le rouge et non pas la qualification d’une chose rouge telle que la rose ou le sang. Aussi peut-il s’appliquer à une chose verte, à une réalité verte, un arbre par exemple.

Telle est la démarche mentale de certains jeunes artistes du début du siècle, lesquels accomplirent une des innombrables révolutions qui! dans ce moment de prodigieuse et multiple effervescence, s’offraient comme possibles. C’étaient les Fauves. Le nom leur fut donné à la suite de l’exclamation d’un critique, entrant dans la salle du Salon d’Automne de 1905 où ils étaient groupés, avec, au centre, quelques sculptures d’un artiste, lui, fort sage: « Donatello parmi les fauves! » Et cette salle devint la « cage aux fauves ». Mais déjà il Y avait eu une cage an.’\. fauves aux Indépendants de 1905, et surtout au Salon d’Automne de la même année, où avait éclaté l’insolite symphonie de taches virulentes de la Femme au chapeau de Matisse. On peut considérer qu’en 1907 la flambée est éteinte, la fête st fim:e. Chacun des Fauves va suivre sa route. Mais il y aura toujours du fauvisme en certains d’entre eux, et il y en aura chez d’autres peintres qui vont venir. Il existe un courant fauve et qui rejoindra d’autres courants en Fran~e ou dans toute l’Europe: et, par exemple, le courant expressionniste.

La première exposition de la Brücke a lieu à la fabrique de lampes Seifert, à Dresde, en 1906. Ce mouvement allemand est donc exactement contemporain du fauvisme français: il est né de la même disposition psychique. Sans doute l’aspect des ouvrages des deux mouvements est-il distinct. Les peintres qui ont été les initiateurs de l’un et de l’autre sont très différenciés, et chacun a son caractère et son style propres. Mais les deux mouvements répondent à la même nécessité spirituelle, à la même impulsion, à la même volonté créatrice.

De telles aspirations se réalisent au gré des circonstances: non point, bien sur, que celles-ci soient la cause des réalisations, mais elles les favorisent et leur donnent leur forme et leur détermination. Ces circonstances, le plus souvent, sont des rencontres d’ hommes. l’ histoire de l’art, comme l’histoire tout court, est en grande partie faite de ces rencontres. Et en celles-ci aussi il faut voir moins un hasard que, encore une fois, une nécessité spirituelle. Un bonheur, oui, mais un bonheur voulu et désiré. Les hommes qui se sont rencontrés là devaient se rencontrer, car des intentions analogues les animaient, et ce même amour des couleurs. Ils étaient de même famille.

La rencontre, donc, eut lieu dans [‘atelier de Gustave Moreau, homme singulier, de la lignée d’Eugéne Delacroix, et tout imbu d’ésotérismes et de mythologies-à la mode finissante du Parnasse et à la mode commençante du Symbolisme, – mais ardent coloriste, et c’est sans doute cela qui, en l’ occnrrence, importait. C’était un maître qui n’imposait aucune doctrine. mais aimait voir de jeunes tempéraments se développer librement, Et ce hasard historique auquel nous avons attribué une certaine rationalité, un certain pouvoir de favoriser la naissance d’événements significatifs voulut (lue, parmi ces jeunes tempéraments de l’atelier de Gustave Moreau, on pût virtuellement compter deux des plus puissants créateurs de l’art de notre temps: Rouault et Matisse. Le premier ne sera pas un fauve, Mais il sera animé d’une extraordinaire fougue dans le sens de l’expression, de l’expression la plus outrée et la plus pathétique. Cette tendance n’est pas très éloignée du fauvisme. Pour être tout à fait exacts appelons-la expressionnisme. Quant à Matisse, lui, on peut le désigner comme le véritable créateur du fauvisme et le plus déterminé des fauves. Et en ce sens un des plus grands coloristes de toute l’histoire de la peinture. Observons seulement que c’est un génie complet, et par conséquent non seulement un coloriste, mais aussi un dessinateur, Aussi, après l’explosion du fauvisme, va-t-on le voir s’épanouir dans des directions diverses, dépasser le fauvisme, mériter un autre titre que celui de fondateur du fauvisme, un titre plus général: celui de maître.

Quels autres futurs fauves se sont rencontrés chez Moreau, Marquet, d’abord, qui, après son fauvisme, sera le peintre merveilleux, doué d’un oeil si aigu et si sûr, des ports, des quais, des berges, des horizons lointains où se rejoignent le ciel et l’eau.

Puis deux ravissants coloristes, pleins de fraîcheur et de spontanéité: Manguin, Camoin. Une autre rencontre capitale est celle de Vlaminck et de Derain, à Chatou, dans une de ces banlieues parisiennes où fleurit, âcre floraison, le génie populaire, et où, le long des routes parcourues par les coureurs cyclistes, on se sent dans le plus étroit contact avec les choses naturelles, leur brutale simplicité, leur expression, rude et rapide camille nnargot, leur senteur, leur couleur.

Voici nn autre point d’origine, une autre source: la Normandie, cette belle et forte province maritime qui est une des patries de toute la peinture française, et son illustre port, Le Havre. Dufy et Friesz y sont nés tous deux; ils y font ensemble leurs premières études, obtiennent une bourse, se retrouvent à Paris,

Les voici tout naturellement dans la galerie de la bonne Berthe Weill, qui a déjà accueilli Matisse, Marqnet, Manguin. Ajoutons à toute cette équipe La figure truculente de Van Dongen, arrivé de sa Hollande natale en 1897, et les vigoureux talents de Jean Puy, de Valtat, du futur maître verrier 111arinot, et enfin Braque, Lequel, avant d’etre l’un des inventeurs du cubisme, a été saisi pur les séductions de la couleur et à « fauvisé » (d’un fauvisme qui jouxte le néo-impressionnisrne) en compagnie de Friesz à Anvers en 1906, et à la Ciotat en 1907: et nous aurons ainsi un tableau à peu près complet de l’un des grands moments de l’histoire de la peinture moderne. Moment bref, fulgurant. Pareil au geste même par lequel ces ‘peintres, soudainement, jetaient sur leur toile le caprice d’un trait de couleur arbitraire. Moment qui ne peut être qu’un moment,-non point une période où l’on peut s’installer. On ne s’installe pas dans un moment, on ne s’installe pas dans le feu, Par conséquent chacun de ces peintres va, comme nous l’avons dit, reprendre sa voie, souvent différente, assurément glorieuse. lVlais comme nous l’avons également dit, il restera en eux quelque trace de cette profonde, vivace expérience du fauvisme. Il en restera chez l’éblouissant, féérique Dufy, mais aussi, sans doute, chez ceux qui, comme Marquet, Vlaminck, Derain, se seront tournés vers un réalisme plus direct et comme plus classique.

C’est que, dans les mémes années, une autre leçon s’est fait entendre que celle de Van Gogh: celle de Cézanne. Celui-ci, mort en 1906, (i, été, l’année suivante, honoré par les jeunes artistes d’une rétrospective au Vème Salon d’Automne. On se répète sa phrase sur le traitement de la nature par le cylindre, la sphère et le cône. Le cubisme va naître. Ainsi l’époque est-eUe toute remuée de fécondes contradictions; la vie y est à l’extrême de sa richesse et de son intensité, en possession des plus divers pouvoirs et des plus diverses chances. Ainsi s’explique la multiplicité de perspectives qui va s’offrir aux visiteurs de la présente exposition. Le fauvisme va leur apparaître dans un très complexe contexte. Ils devront sentir néanmoins le caractère pur, résolu. strict et nettement déterminé qui, à côté d’autres orientations possibles, a marqué l’énergie de ce mouvement. Mais ce mouvement a été l’énergie même. Il a été l’expression de ce qu’il peut y avoir de plus spontané, élémentaire et violent dans l’acte créateur d’un peintre. Et de l’autre côté, ce qu’il y a de pIns immédiatement expressif dans l’univers, n’est-ce pas sa couleur? C’est sous le, espèces de la couleur que l’univers se présente d’abord à l’enfant, c’est par sa couleur qu’il se révèle à lui, le séduit, l’enchante.

Ceci m’amène à formuler une observation: c’est qu’il y a de cette révélation de la couleur pure, il y a du fauvisme dans les estampes japonaises, ces chefs d’oeuvre dont l’introduction en France, au dernier tiers du XIXème siècle, devait avoir une si déterminante action sur tout le développement ultérieur de notre art. Et sans doute peut-on, en retour, noter une influence des fauves sur tels aspects de la si riche, délicate et puissante production artistique du Japon de notre temps.

Jean CASSOU
Conservateur en Chef du Musée national d’Art Moderne