RENOUARD par Armand Dayot

septembre 13, 2015  |  Posted by Paul Renouard  |  No Comments

 Extrait de l’ouvrage « Le long des routes : récits et impressions » d’Armand Dayot, 1897 (Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-14600)

RENOUARD

Lorsqu’on me demanda d’écrire ces pages, à l’occasion de l’exposition des dessins de Paul Renouard, je ne connaissais que très incomplètement l’œuvre de l’artiste, et sa physionomie m’était tout a fait étrangère. Aussi, malgré mon très vif désir de dire de ce talent si original et si primesautier tout le bien que j’en pense, j’allais décliner l’offre flatteuse qui m’était faite, quand j’appris que Renouard, le plus nomade des artistes, était, chose étrange, en ce moment à Paris. Je sautai bien vite en voiture, et malgré l’heure très avancée de la nuit, je me fis conduire chez lui, rue de l’Arbre-Sec, entre te musée du Louvre et les Halles centrées.

Cette visite comptera parmi les plus alpestres souvenirs de mon existence. Après avoir traversés plusieurs cours, gravi, au milieu de ténèbres opaques, un nombre considérables d’étages en m’accrochant à la rampe branlante d’un escalier glissant, je me trouvât dans un étroit corridor où se mariaient, puissants arômes, les odeurs des siècles et les senteurs des chats, et au fond duquel tremblotait un lumignon craintif. Tout à fait sinistre, ce promenoir silencieux Mon nocturne pèlerinage fut brusquement arrêté ,par une porte basse à laquelle je cognai discrètement, mais non sans une certaine appréhension. Un homme d’une quarantaine d’années, prodigieusement barbu, le visage maculé de mine de plomb, coiffé d’un yokohama très antique, m’ouvrit en fronçant le sourcil d’un air presque courroucé. M. Paul Renouard hasardai-je, timidement. – C’est moi, monsieur, que désirez-vous?

Et cette réponse était accompagnée d’un regard aigu et profond, d’une intensité extraordinaire. Je m’empresse d’ajouter qu’un joyeux sourire éclaira la figure broussailleuse et un peu sauvage de l’artiste, lorsqu’après m’être nommé, j’eus fait connaître la cause impérieuse de ma nocturne visite. Vous avez eu, me dit il, un flair étonnant en venant ce soir demain vous ne me trouviez plus. Je pars dans quelques heures pour Rome, où « je vais faire ma semaine sainte » pour le Figaro Illustrés.

L’atelier aérien de Renouard, vaste salle aux grands murs nus, largement éclairée par le haut et meublée avec une simplicité claustrale, était encombré de dessins. Depuis plusieurs jours l’artiste travaillait sans relâche à y centraliser les meilleures de ses oeuvres innombrables. Je confesse que mon trouble a été grand lorsque je me suis trouvé plongé au milieu de ces amoncellements de dessins qui s’échappaient des cartons trop pleins, s’étageaient sur les chaises, faisaient ployer les tables, s’étalaient sur le parquet. car je songeais avec une très légitime inquiétude que je n’avais que de courts instants pour étudier les infinis détails de cette œuvre si vivante, si complexe, si variée, et quelques pages seulement pour résumer mes impressions.

Ici un léger prélude biographique est de rigueur. La vocation artistique de Renouard fut longue à se manifester. Il avait vingt-quatre ans, lorsqu’il poussa pour la première fois son « « Ed anch’io son pittore 1 II remplissait à cette époque les humbles fonctions de petit employé de commerce dans un modeste magasin, et ce fut par un dimanche pluvieux, un de ces dimanches lamentables o~ les galeries de, nos musées deviennent des refuges pour les troupeaux errants des bourgeois attristés, qu’il sentit Sourir dans son âme le goût de l’art sous le regard caressant d’une Vierge de Botticelli. Indifférent à la foule vulgaire et bruyante, dont il devait être bientôt l’observateur passionné, et qui, en ce moment, s’écrasait autour de lui, il se laissa doucement pénétrer, puis séduire, par la grâce mélancolique et l’archaïsme élégant du Maitre florentin. A partir du j9ur où la religion de l’art luijut si soudainement révélée par le mystérieux sourire de la Vierge il sépara dans d’interminables songeries esthétiques et devint le plus détestable ficeleur de paquets de son magasin.

Dès lors, sans doute, sa famille le crut irrémédiablement perdu.

Enfiévré par le désir de réaliser ses rêves d’artiste, douloureusement hanté par la pensée des années perdues, Renouard se mit à travailler avec une véritable fureur. Il dit un éternel adieu au commerce et fit de la lithographie industrielle pour vivre. Le soir il suivait les cours de dessin de l’école communale de son arrondissement, et ses progrès y fùrent si rapides, qu’au bout de quelques mois, il entrait à l’atelier de Pils. Ce dernier ne tarda à reconnaître en lui un artiste de race et le prit en très vive affection.

Sur ces entrefaites/le Maître fut chargé de la décoration de l’escalier de l’Opéra. Mais le mauvais état de sa santé l’obligea à se faire suppléer dans cette lourde tâche par un de ses meilleurs élèves, Georges Clarin, qui s’empressa de s’adjoindre son excellent ami Renouard. Cette bonne aventure eut sur la carrière artistique de ce dernier une influence décisive.

J’ai puisé à bonne source les détails qui suivent, et Us m’ont semblé assez pittoresques pour être mentionnés, et bien de nature à mettre en pleine lumière la physionomie originale de Renouard, qui, paraît-il, n’est pas seulement un dessinateur de très grand talent, mais aussi un chanteur de premier ordre.

Je n’ai pu savoir si sa voix merveilleuse s’est subitement épanouie dans l’atmosphère musicale de l’Opéra, comme son goût pour la peinture au milieu des cadres gothiques des primitifs italiens, mais ce que je n’ignore pas, c’est que lorsqu’il brossait les lions décoratifs du grand escalier, il lançait des roulades étourdissantes où les ut de poitrine se succédaient sans effort. Et l’effet de cette voix superbe était si prodigieux, que les visiteurs étonnés se demandaient si M. Halanzier n’avait pas eu l’idée bizarre de confier à ses pensionnaires le soin de décorer les murs de son théâtre.

Mais Renouard n’est pas seulement un chanteur émérite, un exécutant remarquable. Comme beaucoup de ses contemporains, il est atteint aussi de musicomanie aiguë et il abandonnait volontiers brosses et pinceaux pour pénétrer dans la salle à l’heure des répétitions. Ah la chose n’était pas facile. Mais, grâce à la souplesse remarquable de ses mouvements, il réussissait presque toujours, en rampant sans bruit derrière les fauteuils, à trouver dans un recoin ombreux une bonne place à côté de la rampe. Et là, invisible à tous les yeux, il s’emplissait voluptueusement les oreilles de bruits variés et couvrait de croquis les feuilles de son album.

Mais le spectacle artificiel de la scène fut impuissant à satisfaire son esprit d’observation toujours en quête d’attitudes nouvelles, de types et de milieux nouveaux. Attiré par le chant, charmé par la danse, séduit par les décors, il voulut étudier de près, dans la réalité de leur existence, les artistes entrevus dans le prestige des rôles et les machinistes dissimulés derrière la magie des décors.

Bientôt, toujours avec une discrétion savante, Renouard pénétrait dans les coulisses, son album sous le bras, et la tenue de cet audacieux, éternellement vêtu de sa longue redingote noire declergyman, commandait un si profond respect qu’il ne vint jamais à la pensée d’un surveillant de le troubler dans l’exercice de ses fonctions en lui demandant s’il était autorisé à franchir les entrées prohibées. Pendant des semaines, pendant des mois, il erra en toute liberté à travers les innombrables intestins du théâtre, son crayons aux doigts. Les promenades de Renouard dans tous les méandres de l’Opéra, qui semblait être devenu son domaine, ne pouvaient se prolonger indéfiniment sans attirer l’attention du directeur qui, malgré l’attitude pleine de gravité de notre artiste, se permit de lui demander un soir, en le voyant très occupé à croquer un pompier somnolent, s’il avait été officiellement autorisé à pénétrer dans les coulisses du théâtre et à fixer à la mine de plomb les sveltes élégances des danseuses et les raccourcis des pompiers.

Jamais, monsieur, dit Renouard en s’inclinant.

Et depuis quand, monsieur, faites-vous ce métier répliqua M. Halanzier, visiblement piqué. Depuis quatre mois, répondit Renouard avec un calme majestueux.

Voulez-vous avoir l’obligeance de me faire voir votre album ? fit le directeur foudroyé.

– Voila, dit simplement Renouard en remettant l’objet.

M. Halanzier le feuilleta longuement, puis le rendit à l’artiste en lui disant :

– Tons mes compliments, mon cher ami. Faites-moi le plaisir de m’accompagner jusqu’à mon cabinet que je vous délivre l’autorisation nécessaire. Désormais vous êtes ici chez vous.

A partir de ce moment, Renouard devint l’hôte assidu de l’Opéra. Il y rôdait du matin au soir, vêtu de cette longue et imposante redingote noire qui ajoutait encore à l’austère gravité de sa physionomie et dont la sombre apparition rendait très circonspects les rats les plus familiers. Pas un recoin du théâtre n’a échappé à ses pénétrantes investigations, et tout le personnel de notre Académie nationale de musique, depuis l’humble choriste jusqu’aux plus éblouissantes étoiles, a inconsciemment posé devant son infatigable crayon. H y aurait assurément la matière d’un merveilleux album, dans tous les croquis qu’il fit alors et dont la plupart ont été publiés par nos principales feuilles illustrées~ C’est de cette époque que datent ses très remarquables gravures originales à l’aquatinte d’une si séduisante habileté d’exécution, d’une couleur si puissante, et qui constituent, à notre avis, une des parties les plus importantes de son œuvre. Nous ne saurions trop conseiller au visiteur de l’exposition de la rue Saint-Lazare de s’arrêter longuement devant les cinq pièces capitales qui figurent au catalogue sous ces divers titres Le Charpentier de Opéra, Une Visite sur les Toits, ~’a?eycxc6s de jDaM~6,j8a;~ëW6 de l’Orchestre, Le ~)~e.(l). La publication des premiers croquis de Renouard frappa vivement l’attention du public. Les lecteurs artistiques de nos feuilles illustrées, écœurés depuis longtemps par le, spectacle éternel des fades vignettes où se trouvent emprisonnés dans une formule impersonnelle les traits agaçants et les gestes composés de personnages ridiculement romanesques, furent fort agréablement surpris par la soudaine apparition de ces dessins si originaux et si vivants, d’une exécution si forte et d’une couleur si vraie. Le succès qu’obtinrent les Petites Violonistes, publiées, si je ne me trompe, dans l’Illustration, fut considérable. Et vraiment, même dans la suite, Renouard fut rarement mieux inspiré que lorsqu’il peignit de son crayon gras et lumineux ces charmantes fillettes en robe courte debout devant leurs pupitres, dans toute l’exquise fraicheur de leur jeunesse gracile, et si charmantes dans leurs attitudes encore enfantines.

Entre temps il s’arrachait aux séductions de l’Opéra et du Conservatoire, milieux attirants où sa mélomanie trouvait aussi son compte, pour enrichir sa collection de figures nouvelles, saisies presque toujours dans le mouvement d’une occupation professionnelle.

Qui ne se souvient de ses amusantes séries de (1) Toutes ces eaux-fortes (une trentaine) ont été pubiées depuis peu sous la forme d’un superbe album intitulé à l’Opéra. dessins, d’une observation si profonde, sur les Gens de robe, sur les Cuisiniers, sur les Comédiens, sur les Orateurs des réunions publiques, sur les Chroniqueurs judiciaires, sur les Téléphones, sur le Peuple des Halles, sur le Voyage de Paris à New-York, sur l’Armée du Salut, etc., publiés en grande partie par la Revue Illustrée, sujets pleins d’épisodes joyeux qu’il a décrits dans des poses inoubliables et des expressions d’un grotesque parfait, sans jamais pour cela avoir recours au procédé caricatural ? Car ce qui assure à Renouard une place tout à fait à part parmi les illustrateurs modernes, indépendamment de la puissante originalité de son exécution primesautière, c’est son étonnante faculté de résumer dans l’attitude, le geste et les traits d’un personnage d’une de ses catégories, la physionomie générale de la catégorie tout entière, en évitant d’accuser davantage le caractère de son prototype par une exagération comique, souvent trop facile à réaliser.

Le personnage de Renouard est très simplement humain, et l’artiste a pensé sans doute qu’il n’avait qu’à peindre en toute sincérité l’agitation de ses contemporains pour les rendre suffisamment ridicules. De toutes les bêtes de la création, Renouard a choisi l’homme de préférence comme sujet d’étude, ce qui ne 1 empêche cependant pas de saisir au passage des physionomies d’animaux d’ordre inférieur 4ont il nous a magistralement dépeint les poses et les mouvements. Il a de son prestigieux crayon écrit des pages exquises sur les mœurs des volailles et les culbutes des singes. Mais c’est surtout dans la peinture de la vie intime du cochon, cette splendeur, qu’il a trouvé les plus brillantes occasions de faire exprimer par son crayon à la fois délicat et puissant, souple et robuste, les molles somptuosités des contours et les finesses des colorations. Ces cochons de Renouard. quelles merveilles !

J’ai toujours devant les yeux ce superbe dessin représentant une énorme truie maternellement étendue sur le flanc et livrant avec un mouvement plein de grâce nonchalante, en soulevant légèrement une de ses jambes de derrière, son large ventre tout mamelonné de tétines à l’appétit naissant de sa nombreuse et grouillante famille. Ah il faut voir avec quel entrain et quel empressement maladroit les porcelets s’élancent à l’assaut des mamelles turgescentes, piétinant le ventre mou, tenaillant de leur bouche inexpérimentée les douloureux tétons au milieu des flots de lait qui inondent le champ de bataille. Et pendant ce temps la bonne mère, la douce et impassible martyre, feint de sommeiller derrière l’éventail de ses larges oreilles.

Le choix des sujets d’où sont nées toutes les séries que nous venons de mentionner, aussi bien q~e tous les croquis enlevés au foyer de la danse à l’Opéra et dans les classes du Conservatoire, indiquent assez que Renouard se complaît volontiers dans le spectacle de motifs peu propres à inspirer de funèbres méditations.

Cependant l’examen des innombrables cartons de cet artiste nous autorise à penser qu’aujourd’hui son terrain d’étude préféré est celui où s’agitent et sanglotent les misères et les douleurs humaines. On sent qu’il éprouve une sorte de volupté âpre, faite de souffrance et de pitié, à nous promener à travers tous ces lamentables milieux, à travers toutes ces géhennes parisiennes qui s’appellent les prisons, les tripots, les dispensaires, les dépôts, les hôpitaux, les infernales coulisses de la Bourse, les carrefours nocturnes. lieux maudits dont il a magistralement fixé toutes les tristesses et les misères avec une puissànce d’observation rare et dans une forme extraordinairement synthétique.

Chacun de ses misérables est comme la personnification quintessenciée du vice, et, pour ma part, je ne puis plus me représenter le joueur autrement que me le montre Renouard, avec ses yeux à la paupière pochée, ses tempes bilieuses, sa physionomie inquiète et ses joues pâles et maigres ravinées par le sillon des larmes.

Dans ces notes rapides, inspirées par des choses à peine entrevues, je renonce à entretenir chrono-‘ logiquement le lecteur des travaux de Renouard. Je me demande d’ailleurs si l’artiste lui-même pourrait aujourd’hui écrire une date précise au bas de ses nombreux dessins. Sollicité de plus en plus, chaque jour, par les directeurs des principales feuilles illustrées d’Europe et d’Amérique, il n’a guère le temps, dans sa vie errante et faite d’un labeur incessant, de cataloguer très méthodiquement ses cartons dans le calme de son grenier de la rue de l’Arbre-Sec, où il ne fait que de rares et courtes apparitions.

L’ensemble des dessins au crayon et au lavis qu’il a rapportes d’Angleterre et d’Irlande forme une des parties les plus essentielles de son oeuvre. À ce moraliste amer, qui cherche de préférence ses sujets d’étude dans les tristesses de la vie, préférant aussi Vireloque à Brummei, et 1 éloquence pittoresque du haillon à la banale correction du trac, les hideux taudis de Witchapel et les sombres tavernes irlandaises pleines de chants d’ivresse dont les refrains sont des basphèmes et des cris de haine levaient fournir de puissants motifs.

Parfois cependant il fait une courte apparition dans le West-End et il en fixe rapidement, d’un crayon léger, les aristocratiques élégances. Puis il pénètre dans les somptueux ateliers des maîtres contemporains de la peinture anglaise, et il en rapporte des vues d’intérieur d’un intérêt saisissant où vivent, dans toute la fièvre de leur travail et dans la réalité de leurs attitudes coutumières, les Frédéric Leighton, les Millais, les Almaïadéma, les Pettit, les Long, les Luke Fildes. Ceci, à proprement parler, n’est plus de l’illustration. C’est l’expression la plus vivante et la plus moderne du grand art du portrait. Mais il n’était guère possible que, pendant son séjour à Londres, la ville du monde où les danseuses de théâtre sont en plus grand nombre, Renouard ne fût pas vivement sollicité par le désir de croquer quelques-uns des congénères de ses chers petits rats de l’Opéra.

Avec le grand maître Degas, avec Chéret et Forain, Renouard forme une sorte de quadruple alliance artistique qui semble avoir solennellement juré d’élever un autel impérissable à la moderne Terpsichore. Rien n’était plus propre, il est vrai, à tenter le pinceau et le crayon de ces artistes, sifiévreusement épris de modernité, si courageusement partis en guerre contre les formules surannées, que la ballerine élégante et nerveuse, avec la grâce troublante de ses mouvements rapides, le modelé vibrant de ses chairs, les délicates nuances de ses maillots et les envolées subites de sa jupe de gaze, blanche auréole de la croupe, où passe et frissonne, dans une lumière d’or, toute la mystérieuse féerie des reflets.

L’officine de M~’ Kattey-Lalner, « la fabricante de danseuses », fut bientôt pour Renouard un centre d’étude plein d’inépuisables sujets d’observation, un lieu paradisiaque où il passa, m’a-t-il dit, les heures les plus délicieuses de sa vie, chargeant ses albums de croquis sans nombre, au milieu des petites danseuses qui voltigeaient autour de lui, se préparant, par des exercices savamment réglés, aux éblouissantes apothéoses de Drury-Lane.

Toute la série de dessins sur les petites danseuses de Londres est à examiner de très près.

Tantôt comiques, comme dans le déjeuner de Kattey-Lalner, tantôt touchantes, comme l’arrivée en haillons des petits sujets que d’infatigables rabatteurs ont racolés dans les carrefours misérables et les taudis de la Cité, ces vivantes études empruntent un intérêt nouveau au caractère très particulier du dessin. Ici Renouard a su, pour rendre l’exquise délicatesse des traits souvent alanguis de ses petits modèles, pàles fleurs écloses dans l’ombre, trouver des caresses de crayon d’une étonnante douceur. Ce vigoureux burineur de figures farouches et ravagées se révèle, dans les portraits de ces fillettes aux fines allures et aux angéliques visages, comme un maitre dans l’art d’exprimer la grâce des physionomies à l’aide d’un dessin qui, dans sa distinction savante, fait songer aux meilleurs cartons de certains maîtres du siècle passé. En Angleterre, la mère de la danseuse est un type exceptionnellement rare. Jamais sa figure, désormais légendaire chez nous, n’apparaît dans les compositions londoniennes de Renouard.

Les petites danseuses de Kattey-Lalner, abandonnées presque nues dans les plus sombres endroits de la ville, et soigneusement recueilles par les rabatteurs de la vénérable Kattey, ignorent presque toujours les traits de la malheureuse qui les a livrées à la vie sur un fumier quelconque.

Remercions le ciel qu’il n’en soit pas de même à Paris ! Nous n’aurions jamais connu les cruelles déceptions et les sublimes angoisses de madame Cardinal.

Pendant son récent séjour aux États-Unis, Renouard a choisi de préférence ses sujets d’étude dans le monde politique américain. Il a rapporté de Washington des compositions d’une importance considérable, parmi lesquelles nous signalerons aux visiteurs de son exposition les superbes dessins à la mine de plomb, catalogués sous les titres suivants La Commission des Finances, le Club des Hommes politiques, où nous remarquons M Roustan, notre ambassadeur à Washington, et où nous reconnaissons les traits si caractéristiques de M Paterson Bonaparte; la Commission des Voies et Moyens, terrible aréopage où fu~ élaboré le projet de loi qui frappe les œuvres d’art d’un droit d’entrée. Tous ces groupes, d’un ordonnancement très habile, forment des réunions de portraits d’une surprenante réalité.

Renouard nous permet aussi d’assister, en faisant passer devant nos yeux des cartons grouillants de personnages, tous animés d’une vie débordante, à des séances des parlements américains. Et nous avons pu constater, non sans une intime satisfaction, que ce n’était pas seulement chez nous que les honorables représentants du peuple souverain manquaient quelquefois aux plus élémentaires principes de la bienséance parlementaire. 11 n’est encore jamais arrivé, croyons-nous, à un de nos députés de poser ses pieds sur le dossier du fauteuil de son voisin, et si le règlement obligeait nos secrétaires, ainsi que cela se pratique aux États-Unis, à circuler à travers les groupes l’urne de vote à la main, ils ne pourraient, sans nul doute, regagner leurs fauteuils respectifs sans avoir reçu force horions, tout comme dans une vulgaire réunion d’anarchistes. Parmi tous ces portraits d’hommes politiques américains, aux traits énergiques et aux allures souvent violentes de cow-boys mal dégrossis, deux ou trois ont tout particulièrement attiré notre attention, entre autres celui de M. Carliste, président de la Chambre des députés, dont la tête intelligente et rêveuse, d’une construction toute romaine, contraste ~i singulièrement avec la physionomie hirsute et rageuse de M. Ingalls, son collègue à la présidence du Sénat.

Un bon type, en vérité, que ce président américain L’histoire de son portrait vaut la peine d’être contée.

Renouard put obtenir de lui deux heures de pose, au moment même où il venait de terminer un terrible réquisitoire qu’il prononça contre le président Cleveland. M. Ingalls était encore tout fumant de colère, lorsque, les bras croisés sur la poitrine, les sourcils Orageux, le front chargé de tempêtes, il posa devant l’artiste, dans un local voisin de la salle des séances.

Au bout d’une demi-heure de travail, Renouard se permit d’offrir à son modèle un instant de repos. – Merci, répondit le président Ingalls. Je ne suis pas fatigué. Continuez.

L’artiste réitéra quatre fois sa proposition pendant la durée de la séance. obtint quatre fois la même réponse. Ce furent les seules paroles qu’échangèrent ces messieurs.

Quand j’eus donné mon dernier coup de crayon, me dit Renouard, j’étais à bout de forces. Je me sentais défaillir et la sueur m’inondait. M. Ingalls avait posé pendant deux heures, dans l’immobilité la plus complète, sans manifester la moindre lassitude.

Voyant l’état navrant dans lequel se trouvait l’artiste, il lui offrit très gracieusement son bras pour le reconduire jusqu’à la porte de sortie, sans même lui demander à voir son portait :

Renouard nous présente aussi dans sa série américaine cet extraordinaire M. Martin, représentant du Texas, méditant, en se promenant dans son jardin, le grand discours qu’il va prononcer à la Chambre.

Lorsque ce curieux personnage, dont les homélies sont d’un comique inénarrable, demande la parole, un vote immédiat de la Chambre remet l’audition de son discours à une séance de nuit, spécialement consacrée au fantastique orateur. Alors c’est fête à Washington. Les billets d’entrée font prime. Tout le public chic-de la ville envahit les tribunes. Chacun emporte un petit panier de délicatesses réconfortantes, et pendant des heures entières on écoute~ au milieu d’une joie bruyante, les prodigieux développements oratoires de M. Martin, qui finalement s’auale dans son fauteuil, avec un hoquet d’épuisement, au milieu d’un inextinguible éclat de rire.

Voici encore un autre bon type. Toujours un député. Je regrette que son nom m’échappe. C’est un protectionniste convaincu, qui, à bout d’arguments contre les théories libre-échangistes, sort brusquement de son pupitre un pantalon d’origine américaine et s’efforce de proclamer l’incomparable excellence de la fabrication nationale en cherchant vainement à mettre en pièces le pantalon justificateur.

Au milieu de cette exposition de blanc et de noir, l’œil du visiteur sera vivement attiré par deux ou trois pastels, œuvres à coup sûr intéressantes et où l’on retrouve toutes les qualités originales et puis santes du dessinateur, mais que nous eussions voulus moins chargés de couleur, plus légèrement frottés, d’une exécution moins accentuée. Nous ne pouvons néanmoins qu’applaudir au résultat obtenu par M.Renouard dans un genre tout nouveau pour lui. Les lumineux effets qu’il a retirés du crayon de couleur permettent d’affirmer que notre brillante école de pastellistes compte désormais une précieuse recrue de plus.

Ce que nous avons vu jusqu’ici, de l’oeuvre si vivante, si variée, si originale de Paul Renouard nous fait un devoir de proclamer très haut que cet artiste remarquable, si justement apprécié à l’étranger, est ~VaaL’maa~am~aLnn· trop insuffisamment connu de ses compatriotes, et que la prochaine exposition de ses œuvres sera fertile en intéressantes révélations. 11 y aura de bons moments à passer dans l’examen recueilli de tous ces cartons, sorte de miroirs fidèles où se reflètent~ dans toute leur réalité, les grotesques et les damnés de la vie, et qui couvriront bientôt les murs d’où se sont enfuis, légers papillons aux ailes délicatement veloutées de poudre d’or et d’azur, les inoubliables pastels de Chéret, dont on se souvient comme d’une vision rose illuminée par un blanc sourire.

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